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New York

How to surrender with Panache …!

Il vient rapidement ce nouveau message de bord n’est-ce pas ? Autant vous l’écrire de suite, tant que c’est encore chaud. C’est l’histoire d’une bande de gamins qui avaient un rêve, et qui se sont battu comme des dingues, avec fougue et bravoure, jusqu’au bout.

Nous partons donc de Tortola pour New York, chacun avec ses visions et ses envies de grosse pomme. L’idée de monter nord en cette saison est de trouver du gros temps, et d’entrainer l’équipage aux grosses conditions météorologiques.
Les premiers jours de convoyage se font dans une pétole pas possible, alors nous nous 
appuyons sur le moteur. Nous sommes partis six heures après nos amis de l’Esprit d’Equipe, mais nous nous retrouvons tous les soirs à 22h TU (ou TTC comme le dit Noé 😉) sur les ondes de la BLU pour nous donner nos positions et des nouvelles du bord. 

Avec son poids plus léger, l’Esprit d’Equipe s’en sort mieux dans le petit temps, et le 4 au soir, il a 30 milles d’avance sur nous. On a beau être en convoyage, ça nous énerve un peu quand même. Voile d’étai en tête, on passe la nuit à 13,14 kt, et au petit matin, nous croisons l’Esprit d’Equipe. Nous aurions voulu le trouver que nous n’y serions jamais arrivés ! 

Les routages sont toujours favorables pour passer le Gulf Stream et arriver à New York, mais nous tombons dans une mole que le fichier météo n’annonce pas, en tout cas pas autant. Nous devions avoir du vent, léger peut-être, mais du vent. Nous passons alors la nuit à 5kt dans cette houle, le moteur ne nous ferait pas avancer plus vite. Ces quelques nœuds en moins nous font perdre un temps précieux, et nous nous prenons 5h de retard dans le nez sur le routage. Le vent commence à entrer, je sais qu’il va entrer rapidement alors à la sortie de la bulle, nous basculons du Yankee 1 au Yankee 2. Le Yankee 3 est sur le pont, ainsi que la trinquette lourde, nous les changerons plus tard à 3h du matin, pendant la relève de quart. Il y en a bien pour 45 minutes de manœuvre, anticiper est le maitre mot à bord. Pour l’instant, il faut avancer et ne plus perdre de temps. Yankee 2, 1 ris, trinquette légère, artimon, le bateau glisse à 130° du vent, on file. 

3h du matin : Changement de voile. On passe en configuration char d’assaut. Trinquette lourde, Yankee 3, 2 ris GV, artimon affalé. Les 30 nœuds arrivent un peu après, le vent a tourné comme prévu, nous nous retrouvons au près. 35,40kt établis, et des vagues de plus en plus grosses : 3e ris GV: Mode Beast on.

Ça commence à cogner. Problème, nous devons continuer de traverser le courant, et l’idée était de renvoyer un virement tribord lors de la bascule de vent et sortir du courant par le Nord. Sauf que le retard pris la nuit précédente ne nous positionne plus au bon endroit du courant… On tente quand même un virement, mais nous nous retrouvons face à des murs d’eau. Les vagues sont d’environ 6m, 8 pour les plus grosses. Impossible de passer. On renvoie un virement bâbord : à la barre, j’essaye de garder un maximum de vitesse pour ne pas faire de manque à virer, tout en allant le plus lentement possible dans la rotation pour que les gars puissent border Yankee et trinquette. Ils ont été bons, vraiment. 

On décide de longer le courant du Gulf Stream, nous sommes le 6 au soir, et à la vacation de 22h, Lionel de l’Esprit d’Equipe me dit avoir fait demi-tour, il fait cap à l’Ouest et part se réfugier dans un port. Première alarme dans ma tête. Mais, nous n’avons pas les mêmes bateaux, l’Esprit d’Equipe est un très bon bateau (vainqueur de la Whitbread 86 !) mais beaucoup plus léger et moins long que nous. Là, nous entrons dans le domaine du VI. Le très gros temps. Là, le bateau se régale. Nous, un peu moins, mais lui se régale. Et puis nous avons fait le choix de monter Nord pour entrainer l’équipage au gros temps, ce n’est pas qu’en naviguant dans 25 kt au soleil que nous allons les entrainer pour le grand Sud. 

Alors, on lance le char d’assaut. Toujours au près, les 40 kt sont établis, l’anémo monte à 50 en rafale, je sélectionne dans les quarts ceux qui peuvent barrer. Barrer un maxi dans ce genre de vagues demande de la technique, et aussi beaucoup d’intuition. Surtout, il ne faut pas contraindre le bateau. Il sait ce qu’il fait. Le tout est de le placer correctement pour aborder les vagues qui arrivent par notre bâbord, de ne surtout pas se faire pousser le cul et se retrouver ainsi face au vent. Un manque à virer dans ces conditions serait dramatique. La grand voile est ouverte, donc la bastaque est au pied de mat. Vraiment ce ne serait pas un bon moment. Mais ils gèrent tous, ne reste plus qu’à leur apprendre à ne pas faire taper le bateau dans les vagues. L’idée est de rapidement lire la vague, de correctement positionner l’étrave pour pouvoir donner le petit coup de barre lorsque nous sommes sur la crête et ainsi faire accompagner la vague par l’étrave, soit : brosser la vague. Sinon, c’est concours « plantage de pieux ». Si ce n’est pas fait correctement, le bateau se retrouve dans le vide, et tombe de tout son poids. À l’intérieur, on sait quand ça va cogner. D’un seul coup, on se retrouve comme en apesanteur, nous accrochant à ce que nous pouvons, et la déflagration arrive. Un bruit mélangé de plein de choses, l’aluminium, le bruit sourd et grave de l’étrave chargée, couverts et batterie de cuisine qui décollent, de toutes les affaires qui pourtant sanglées continuent de tomber, et de l’équipage, où qu’ils soient. Tout est trempé, des centaines de litres déferlent sur le pont (aussi une bonne occasion de tester in situ nos cirés neufs que nous aurons pour le tour du monde) et le choc à peine passé, le VI trace sa route sans presque avoir perdu de vitesse… 

Là, il est incroyable. Non seulement il ne bronche pas, mais nous filons à 11kt, au près, dans 40 à 50 kt de vent et des murs d’eau dont j’aurai du mal à donner la taille. Je ne connais pas beaucoup de bateaux capables de faire ça. 
L’ambiance est sérieuse à bord, mais bonne, d’une part, nous sentons que le bateau va bien, tout le monde profite du spectacle de mère nature, et puis nous savons que pour aller faire ce que nous voulons aller faire dans quelques mois, il faut passer par là. L’équipage, déjà amoureux du bateau avant, commence à vraiment comprendre ce qui fait de lui ce bateau si spécial. Tellement dommage de ne pas avoir de vidéos de lui prises de l’extérieur dans ces moments-là ! 
La nuit arrive, et la lune devient notre meilleure amie. Déjà que nous avons l’impression de foncer sur l’autoroute avec un 34T phares éteints, sans lune, ce serait phares éteints et à contre-sens !
Julia est à la barre. Julia, 22 ans, pompier volontaire, plombière et charpentière, qui travaille maintenant sur la rénovation énergétique des bâtiments. Julia, c’est l’un des marins que nous avons décidé de former au poste de N°1, soit le poste le plus convoité de la plage avant. Un sang froid à toute épreuve et une belle sensibilité qui fait d’elle une bonne barreuse en devenir. Et là, Julia me dit, sans paniquer, mais avec une certaine dose d’incompréhension dans sa voix, qu’elle n’a plus de barre, qu’elle ne sent plus rien.
Quoi ? Mais non regarde, le bateau va bien, tu es au cap… « Euh… Non, non, je n’ai plus de barre… » avec toujours ces 2 points d’interrogation dans ses yeux, et ce calme… ! Je hurle « Toooom Wake Up !! », que mon second se réveille et me jette sur la barre franche. Preuve que le bateau est équilibré et que nous avions la bonne combinaison de voiles, le VI a tranquillement continué sa route, comme si de rien n’était !

Cette année, j’ai enfin la combinaison de compétence de rêve dans mon équipage pro : Tom qui est l’un des grands numéros 1 du circuit (N°1 à bord de JClass comme Velsheda ou LionHeart) et expert gréement. Il prend en charge la gestion et maintenance du pont, tandis que Kai, lui aussi bon marin sur le pont, N°1 en Mod 70 notamment, est un bricoleur hors pair. De la mécanique à l’électricité, il faut qu’il comprenne tout, c’est son truc. 

Kai se jette donc à l’arrière dans le lazaret, et constate que suite à la rupture de la chaine, le câble de drosse de barre à de l’être pincé dans le safran et est sectionné. C’est l’ennui des bateaux en alu. On peut contrôler l’usure du textile, mais pas du métal. Vu son importance, le système est très régulièrement contrôlé et remplacé, Kai l’a encore inspecté lors de nos dernières navigations. Je donne la barre à Tom, et part à la table à carte regarder quelles options de repli nous avons. La barre franche du VI est lourde car en accès direct au safran, on ne pourra pas rester ad vitam æternam sous cette configuration, ne serait-ce parce qu’elle demande deux personnes en permanence, avec soit Tom, soit moi dans le lot. 

Les Bermudes. Notre seule option. Nous abattons et mettons le cap dessus. Kai me dit pouvoir réparer, nous avons les pièces qu’il faut, mais il va mettre un moment. Dans ma tête, New York, c’est fini, réparer une barre en mer, dans ces conditions, c’est quasiment mission impossible. Il faut démonter la barre à roue, repasser la chaine, se battre dans de la graisse à l’arrière du bateau qui est très étroit, et surtout remplacer puis reconnecter la drosse de la barre à roue alors que la barre franche est en cours d’utilisation. Le tout dans 40kt, et nous sommes toujours de nuit. 

Seulement l’équipage lui veut aller à New York, et les mecs (et les mecs, les gars, ce sont bien les gars, les filles, il n’y a juste pas de genre à bord, point.) sont passés en mode warrior. Ils ne lâcheront rien. Et ils réparent la barre, en moins d’une heure trente. Honnêtement, je n’y croyais pas ! Tous, ils se sont transcendés, et il n’y a pas eu 3 minutes d’hésitation. On repart et pis, c’est tout. 
Avant de re loffer, je demande à Tom de prendre un moment pour faire un check total du pont. Drisses, haubans, bastaques, voiles, amures, écoutes, chariots, tout est en ordre. 
Cette casse provoque chez moi la 2e alarme, alors je lui demande. « On peut aller au 
Bermudes. On peut aussi continuer. Je ne prendrai la décision de continuer que si je suis sûr que tu es à 100 % d’accord avec cette décision. » et mon anglais répond avec sa tasse de thé à la main : « bloody hell yeah, lets do it ! » Ok. On re loffe et le bateau repart au combat. Il était beau ce moment. Ces quelques heures ont marqué le groupe, un truc s’est passé, un truc magnifique. Une volonté commune de tout un groupe qui sans se concerter va dans la même direction, avec le même objectif, sans même que je leur demande. Exactement l’état d’esprit que nous recherchons pour le tour du monde, une motivation sans faille. 

Trois heures se passent, toujours le vent au taquet, toujours les mêmes murs d’eau qui nous arrivent dessus, et nous au milieu de tout ça. Chacun de nous a dû se dire à un moment que nous sommes des grands malades, pas d’y être, mais de prendre du plaisir à y être… Manger est une mission (la cook est peut-être la plus cinglée de nous : réussir à nous sortir des plats chauds et équilibré pour 12 dans ces conditions, respect !), aller dans sa banette, dormir ? Une mission. Aller aux toilettes…?! Nan mais rien que pour se déshabiller, il faut 10min en s’éclatant la gueule contre les parois, alors bon… ! 

C’est aussi ça qui est bon, et surtout qui fait relativiser le luxe. Pour nous, le vrai luxe, ce sont les choses simples. Une douche chaude, un lit qui ne bouge pas, avoir chaud, manger sans avoir à bien calculer le chemin de la fourchette de l’assiette à la bouche… 

Simon est à la barre, Tom est sur le pont, tandis que j’ai essayé de fermer les yeux une heure. « J’ai plus de barre !!! » Tom ressaute sur la barre franche avec Simon. Kai inspecte, la chaine qui a relâché. 3e alarme. Probablement fragilisée par la première rupture, un maillon a cédé. Nous avons ce qu’il faut pour réparer, mais ça va prendre du temps. Tom va prendre du repos afin de prendre ma relève un peu plus tard, et je me colle à la barre avec Julia, puis Mathys qui vient la relayer. 

Cette fois-ci, nous restons au près, sur la trajectoire. Devant, je donne l’ordre, et eux collent leur avant-bras au mien pour harmoniser notre mouvement. « Pousse, tire, bon angle, barre au centre, pousse un peu, pas plus, tiiiiiiire !! » Et pendant 2h30, nous dévalons les montagnes sous barre franche tandis que Super Kai aidé par le reste de l’équipage répare. Alors que nous récupérons notre barre à roue, je colle Mathys à la barre et descends. Je ne sers plus à rien. Il me faut mes deux mains pour boire un verre d’eau. Mes épaules, mes mains, bras, ne répondent plus. Le virement pour rester dans la bonne veine de courant approche, mais je ne peux plus prendre de décision, on continue sur ce bord et je pars dormir deux très petites heures.

Au réveil, je reprends un fichier météo… Une nouvelle dépression se forme sur New York et prend de l’avance. L’alarme de trop. Oui, nous pouvons tenter le virement et voir si ça le fait sur l’autre amure, et ainsi sortir du courant pour rallier NYC. Mais rien que de penser au virement… et affronter ces vagues sous l’autre amure… pouhaa…, ça va être pire que ce que nous venons de faire, mais si tout se passe bien, nous arriverons avant la dépression. 
Sauf que le bateau m’a fait signe deux fois. Et que deux autres événements ont fait sonner l’alarme. Si je casse quelque chose, ma seule option est de rejoindre les Bermudes. Si je tente New York et qu’un événement nous oblige à rejoindre un abri, nous n’arriverons plus à temps aux Bermudes qui est quand même à deux jours de mer. La dépression nous rattrapera avec un bateau qui ne sera par définition pas à 100 % de son potentiel. 
Il ne me faudra que quelques minutes de concertation avec Tom pour prendre la décision, ou plutôt pour m’avouer la décision, car elle est prise depuis longtemps, mais dure à prononcer : nous devons abattre dès maintenant pour les Bermudes. C’est ce qu’il y a de plus safe. Nous avons tous envie d’aller à New York, surtout d’y arriver avec Pen-Duick VI… Tous envie d’aller y célébrer ce bateau, et pas mal de monde nous y attendent. Seulement ce n’est pas le moment. L’objectif était de préparer l’équipage au gros temps, et ça, c’est fait. Alors, nous abattons et l’équipage ne me laisse pas le temps d’avoir peur de les décevoir, ils 
soutiennent la décision quelle qu’elle soit. 

Nous nous serons battus jusqu’au bout, avec fougue et bravoure, mais nous devons nous rendre, alors, faisons le avec fierté, et avec panache. Nous n’étions qu’à 240 miles de New York, 36 heures de mer… mais le Gulf Stream a fait rempart, comme une muraille. 

On a voulu jouer, nous n’avons pas gagné, mais nous n’avons pas perdu. Nous y avons mis du cœur, de la joie et de l’enthousiasme, beaucoup d’efforts, mais certaines fois, il arrive que l’on ne fasse pas ce que l’on veut. En bateau, on sait quand on part, mais jamais quand on arrive. On n’est pas non plus sûr de la destination finale… 
Nous sommes maintenant au portant dans 30kt, avec un bateau et un équipage en bon état, pour rejoindre une ile mythique. Et nous sommes heureux. En plus d’avoir coché une sérieuse ligne pour notre entraînement tour du monde, nous venons de vivre une belle histoire d’Hommes et de bateau, nous venons de voir l’Océan comme peu de gens ont la chance de le voir et ça, ça n’a pas de prix. 

De quelque part dans le Triangle des Bermudes, 

Ma(o)rie, Pen-Duick VI et son valeureux équipage.